DEVANT THIEPVAL, LE 7 OCTOBRE 1914
Parue dans le Nouvelliste du Morbihan le 11 novembre 1914, cette lettre a très probablement été écrite par un soldat du 19e régiment d'infanterie qui occupait ce secteur de Thiepval en ce début Octobre 1914. Dans cette lettre, cet homme, originaire du Morbihan, raconte son quotidien.
« Devant THIEPVAL, le 7 Octobre 1914
Depuis mon départ, tu n’as guère eu la peine de me lire souvent si bien longuement ; cela tient essentiellement à notre situation présente. Voilà trois semaines bientôt que nous vivons de la vie des taupes, toujours en terre.
Dès notre arrivée dans ce pays, nous avons commencé à creuser des tranchées et depuis nous y sommes, en quittant une pour en creuser une autre un peu plus près de l’ennemi. Mais tu ne dois pas savoir ce que c’est qu’une tranchée : je vais essayer de te l’expliquer et tu le comprendras facilement, je l’espère.
Nous savons par exemple que les Boches occupent la crête d’une colline. Cette crête est formée d’un terrain à peu près plan sur 100, 200 ou 300 mètres. Nous approchons de l’ennemi et , quand nous sommes assez prêts, nous nous couchons tous, mettons nos sacs devant nous pour nous protéger plus ou moins des balles, puis chacun commence son trou. Régulièrement ces tranchées individuelles se font à l’aide des outils que l’on porte sur le sac ; mais beaucoup ont perdu sacs et tout et j’ai vu creuser la terre avec les couteaux , cuillers, fourchettes et même simplement avec les seules mains. La terre, ainsi retirée des trous que nous faisons, se place devant nous, à coté du sac et forme parapet . Pour peu qu’on travaille pendant quelques heures , le trou devient assez profond pour que l’on puisse s’y tenir à genoux, puis debout, tout en étant à l’abri derrière le monticule de terre que l’on a tiré. Si on n’avait à craindre que les balles on ferait des tranchées très larges dans lesquelles on pourrait se tenir allongé ; mais pour nous garantir des obus nous préférons des tranchées plus étroites, tout le long du boyau. De la sorte, lorsque l’on est bien tapi au fond avec le sac sur le dos, il n’y a plus rien à craindre de leurs marmites. D’ailleurs, les premiers temps, nous ne pouvions entendre un obus siffler sans tous nous aplatir à terre. Depuis nous nous sommes habitués à cette chanson si souvent sifflée et nous reconnaissons à temps si le projectile nous est destiné, rien qu’à son bourdonnement qui, évidemment, n’est pas le même quand il rase terre et va tomber, et quand il passe à grande hauteur et va éclater à quelques kilomètres en arrière de nous.
Tu dois te demander ce que nous faisons dans ces habitations ultra-modernes appelées tranchées ? L‘horizon est plutôt borné ; aussi n‘admirons-nous pas beaucoup le paysage. Nous commençons tout d‘abord par améliorer notre « intérieur » . Pour ce faire nous allons chercher de la paille ou même du blé, car beaucoup de céréales ne sont pas battues, et nous en faisons d‘épais tapis et de chaudes couvertures. Les premiers jours après notre arrivée ici nous nous contentions de ces seuls meubles car le temps était très beau et nous dormions sans avoir trop froid, avec comme ciel de lit la calotte céleste constellée d‘étoiles !!! Malheureusement, depuis plusieurs jours, le soleil fait grève et par contre la pluie et la brume ne dédissent pas ; aussi, a-t-il fallu nous garantir mieux : ma toile cirée m‘est très utile. On nous a fourni aussi des tricots de laine et des couvertures régimentaires. De notre coté, nous avons travaillé. Les bois environnants nous fournissent d‘excellentes toitures . Tous ces feuillages enchevêtrés, recouverts ensuite de paille, nous font des abris relativement chauds et sous lesquels nous narguons la pluie. La paille pourtant se fait rare et celle que nous avions primitivement dessous commence à se transformer en fumier, sans qu‘il nous soit possible de la renouveler.
Ce que nous faisons dans les tranchées ?
Tout d‘abord on dort quand on n‘est pas de veille et d‘un sommeil !!! Il est vrai que trois semaines passées à entendre le grondement continuel des canons et le sifflement des balles ne sont pas faites pour vous reposer . Un obus éclatant à 6 ou 8 mètres de la tranchée ne réussit pas à nous réveiller. Le ronflement des dormeurs se même au fracas de l‘éclatement des obus : j‘en ai ri combien de fois ?
On cause aussi, on chante même, on rit et on fume. J‘ai eu la précaution de me munir d‘une pipe en passant à TROYES et je ne le regrette pas car le feuilles à cigarettes ont fait très souvent défaut. Le tabac nous a manqué à tous aussi pendant un ou deux jours et ça été une grande privation . Maintenant, par bonheur, nous en sommes munis abondamment . Ce qui nous a beaucoup ennuyé et nous tracasse encore, c‘est le manque d‘allumettes : c‘est triste à dire. Au milieu de tous ces feux croisés d’artillerie et d’infanterie, de ces incendies de châteaux, de villages et de meules de paille , nous avons mille peines à nous procurer des allumettes. Nous employons des ruses de sauvages pour, modernes Vestales, entretenir le feu indispensable aux fumeurs.
Hier, j’ai réussi à me procurer 3 allumettes pour toute la Section. Nous avons établi un tour de fumerie et 2 allumettes ont suffi à contenter tout le monde. A ce propos, si tu disais cela à M. P….. , peut-être pourrait-il obtenir que les Femmes de France fassent parvenir une cinquantaine de boites d’allumettes rouges, les plus pratiques en campagne. Tous les soldats leur en sauraient grand gré.
Donc nous dormons, nous fumons, nous mangeons aussi, d’une façon un peu monotone, un menu qui n’a rien de trop varié ; mais nous ne demandons qu’une chose, que les mets soient chauds. A ce point de vue, none avons pas à nous plaindre actuellement, car la Compagnie se trouve à proximité du village où l’on fait la cuisine . En effet, il est absolument interdit d’allumer de feux à ciel ouvert, de peur de se faire repérer par les aéros . De la sorte, quand on se trouve un peu éloigné de toute habitation on mange et on boit le café froid, ce qui n’a rien d’agréable par ce temps qui est loin d’être tropical . Jusqu’ici nous n’avons eu que du rata, du bouilli, de la soupe et du café ainsi que du singe ; mais désormais les Compagnies pourront se procurer du chocolat, du fromage et des conserves (sardines, thon, etc.…) . Chacun attend ces nouveaux mets avec une impatience que tu dois comprendre et je te promets bien que, même si les sardines sont importées d’Espagne, cela ne m’empêchera pas de les dévorer à belles dents.
Il n’y a pas que des choses terribles en guerre, il y a aussi le coté comique. Ainsi, l’autre jour (nous sommes à 200 mètres à peine des tranchées allemandes), nous entendons les Boches chanter. Pour les faire taire, nous tirons quelques coups de fusils sur leur talus. Figure-toi que ces animaux se sont mis à siffler ! Et d’un air de se fiche du monde ! Nous sommes tous partis d’un éclat de rire général.
Encore un autre fait : nous sommes tellement rapprochés que, quelquefois, dans la nuit, les cuisiniers allemands se trompent de route. Ainsi, l’autre jour, deux d’entre eux sont venus porter le « jus » dans la première tranchée de la 5e Compagnie. Comme tu le penses, ils ont été accueillis avec enthousiasme, le café a été accepté et exécuté séance tenante, tandis que les Boches étaient faits prisonniers. Ils n‘ont d‘ailleurs pas du tout l‘air fâché d‘être pris par nous. Ils en ont assez, eux aussi, et savent bien maintenant qu‘ils ne seront pas maltraités. Tous d‘ailleurs tant qu‘ils sont ont l‘air de ne marcher que bourrés d‘alcool. Il est rare qu‘on fasse un prisonnier qui ne soit pas plein comme une bourrique. Un uhlan, l‘autre jour, vient la nuit pour couper les fils de fer que nous mettons devant nos lignes ; il est blessé et fait prisonnier. La blessure est très superficielle et pourtant il ne tient pas debout. Quand le Major s‘est approché de lui pour le panser il lui a parlé en Breton , oui, tu lis bien, en Breton ! C‘est d‘ailleurs étonnant comme ils sont nombreux chez eux ceux qui savent le Français et cela nous joue de sales tours . Chaque fois qu‘ils s‘avancent ou qu‘ils se voient pris, principalement la nuit, ils crient : « Ne tirez pas, nous sommes Français » et nous, de peur de tirer sur des camarades, nous ne tirons pas et nous faisons attraper.
J‘ai encore bien des choses à te raconter sur notre vie , mais que je ferai de vive voix. Quand ? A l‘instant, je reçois ta lettre. Quel plaisir et quelle chance ! En effet, je n‘avais pas d‘enveloppe, et la tienne va te retourner. La prochaine fois que tu m‘écriras, mets plusieurs enveloppes dans la lettre et quelques feuilles , ne crains pas de charger ; ici nous n‘avons rien absolument, tout le pays est saccagé et d‘ailleurs nous ne bougeons pas de notre trou, comme je te l‘ai dit » .